Table ronde avec Joëlle Ducos, professeure de linguistique et de philologie médiévales, Sorbonne Université ; Anouchka Vasak, maîtresse de conférences en littérature française, université de Poitiers et coresponsable séminaire Perception du climat à l’École normale supérieure, et Jean-Pierre Devroey, professeur émérite d’histoire médiévale, université libre de Bruxelles, et membre de l’Académie royale de Belgique.
Il n’est pas toujours facile de comprendre comment le temps qu’il fait, en un lieu donné, peut déjouer les prévisions globales, ni de distinguer météorologie et climat, événements ponctuels et tendances à long terme…
De tout temps, cet écueil a nourri des interprétations, suscité des conflits de pronostics et entretenu de multiples croyances. Des périodes climatiques marquantes, comme le petit âge glaciaire, aux phénomènes climatiques ponctuels, comment ont été perçus et compris les déchaînements du ciel depuis le Moyen Âge ? Quelle mémoire en a-t-on gardé ?
9h30 – Accueil
Présentation : Joëlle Ducos (Sorbonne Université ; EPHE, PSL)
10h-10h30 – Aurora Panzica (Universitat Bäsel- FNS-Ambizione Fellow) : « Changement climatique et histoire des civilisations : théories médiévales de la permutatio habitationum »
10h30-10h45 – Discussion
10h45-11h15 – Jean-Pierre Devroey (Université Libre de Bruxelles) : « Le grêlon, le cultivateur et l’historien. Réflexions sur les imaginaires subalternes des intempéries. »
11h15-11h30 – Discussion
11h30-11h45 – Pause
11h45-12h15 – Laetitia Loviconi (EPHE, PSL) : « Airs, eaux, lieux et corps souffrants : le cas des fièvres pestilentielles dans le commentaire au Canon medicinae de Gentile da Foligno (m. 1348) »
12h15-12h30 – Discussion
12h30-14h15 – Pause déjeuner
14h15-14h45 – Marco Signori (Scuola IMT Alti Studi, Lucca) : « Arcs-en-ciel et coups de foudre : Météorologie et théologie chez Dante”
14h45-15h – Discussion
15h-15h30 – Fleur Vigneron (Université Grenoble-Alpes) : « Phénomènes et prévisions météorologiques dans les traités d’agronomie médiévaux en français »
15h30-15h45 – Discussion
16h-16h15 – Pause
16h15-16h45 – Christopher Lucken (Université Paris 8) : « Avis de tempête. Dérèglements climatiques au mont Saint-Bernard »
16h45-17h – Discussion
17h-17h15 – Conclusions
Résumés
Laetitia Loviconi (École pratique des hautes études- Section des sciences historiques et philologiques, Paris) : Airs, eaux, lieux et corps souffrants : le cas des fièvres pestilentielles dans le commentaire au Canon medicinae de Gentile da Foligno (m. 1348).
Dans son Canon de la médecine traduit, depuis l’arabe, en latin au XIIe siècle, le médecin Avicenne a consacré toute la première partie (fen) du livre IV aux fièvres. Le quatrième et dernier traité de cette première fen débute par un examen des fièvres pestilentielles. Le médecin italien, Gentile da Foligno (m. 1348), a largement commenté les chapitres consacrés à ces fièvres qui sont supposées provenir de l’inspiration d’un air corrompu par une putréfaction maligne et affectant principalement la région du cœur.
Nous nous intéresserons en premier lieu à la place des facteurs environnementaux dans la distinction établie par Gentile entre pestilentia, epidimia et undimia, avant d’analyser quelles sont, selon ce commentateur, les modalités et les causes de putréfaction de l’eau et de l’air. Nous étudierons ensuite la valeur causale ou sémiologique de certains événements météorologiques à l’égard des pestilences. Nous examinerons enfin comment Gentile da Foligno explique que l’air putréfié peut engendrer ou non une fièvre pestilentielle en fonction des corps patients.
Christopher Lucken (université Paris 8) : Avis de tempête. Dérèglements climatiques au mont Saint-Bernard
Appelés durant l’Antiquité latine Mons Iovis (la montagne de Jupiter), les Grand et Petit Saint-Bernard doivent leur nom à saint Bernard de Menthon, un saint situé au XIe siècle qui serait parvenu à chasser les diables séjournant sur la montagne et à mettre fin aux tempêtes et autres perturbations atmosphériques qu’ils susciteraient pour y installer – en même temps que des refuges pour y recueillir les pèlerins sur le chemin de Rome obligés d’emprunter ce passage – un climat pacifié. Nous nous appuierons sur les différents textes se rapportant à ce personnage pour présenter et analyser la conception chrétienne traditionnelle du dérèglement climatique et la réponse qu’elle propose de lui apporter.
Aurora Panzica (Universität Bäsel- FNS-Ambizione Fellow) : Changement climatique et histoire des civilisations : théories médiévales de la permutatio habitationum
À partir de l’analyse proposée par Aristote dans les Météorologiques (livre I, chapitre 14), les penseurs médiévaux se sont interrogés sur les processus qui font qu’au cours de périodes extrêmement longues — échappant à la mémoire humaine — certaines régions de la Terre deviennent plus ou moins favorables à l’habitation humaine. Ces réflexions, à la croisée de la climatologie et de l’histoire des civilisations, s’appuient sur les exégèses grecques du texte aristotélicien, enrichies par les apports des penseurs arabes. Elles ont conduit à une évolution des modèles explicatifs : d’un schéma à dominante astrale vers un modèle purement mécanique, ouvrant ainsi la voie au développement de la géologie moderne.
Marco Signori (Scuola IMT Alti Studi, Lucca) : Arcs-en-ciel et coups de foudre. Météorologie et théologie chez Dante
Mon intervention vise à situer dans le cadre de la météorologie médiévale, et de ses réutilisations métaphoriques arabes et latines, certaines images poétiques employées par Dante à l’apogée du voyage dans l’au-delà raconté dans la Commedia. Je me concentrerai en particulier sur le dernier canto du poème, le trente-troisième du Paradis, dans lequel Dante exploite toutes les potentialités de la parole poétique pour décrire le mystère, ineffable en soi, du contact extrême avec Dieu. Dans ce contexte, le poète-philosophe utilise l’image du double arc-en-ciel pour décrire la procession du Fils depuis le Père au sein de l’image ineffable de la Trinité qu’il voit devant lui. D’autre part, au point culminant du voyage, Dante dit que son esprit est frappé par une « radiance » (fulgore) qui satisfait inexplicablement son désir de voir Dieu facie ad faciem. Un survol de quelques-uns des textes fondateurs de la météorologie latine médiévale, d’Aristote à Albert le Grand, en passant par Alfred de Sareshel, montrera les résonances imprévisibles que l’arc-en-ciel – apparemment un sujet de pure philosophie naturelle – pouvait avoir dans la sphère théologique et particulièrement trinitaire, ce qui justifie et clarifie pleinement le choix métaphorique de Dante. L’exploration d’autres « éclairs » dantesques au cours du poème sera également l’occasion de montrer comment même la splendeur du dernier canto peut être comprise comme un véritable « coup de foudre », dont les origines lointaines pourraient se trouver dans la théorie de la prophétie d’Avicenne, et en particulier dans l’élaboration à son tour poétique qu’en fait le théologien Abū Ḥāmid al-Ġazālī.
Fleur Vigneron (Université Grenoble-Alpes) : Phénomènes et prévisions météorologiques dans les traités d’agronomie médiévaux en français
Le monde rural se soucie du temps qu’il fait ou surtout qu’il va faire, c’est une évidence. Que disent les traités d’agronomie médiévaux à ce sujet ? On se concentrera sur les sources en français pour évaluer la manière dont la langue française s’empare du sujet. Quels sont les savoirs mis en œuvre, les outils d’interprétation des signes du temps ? On verra que certains phénomènes météorologiques sont plus abordés que d’autres, le regard n’est pas uniforme, tous les aspects n’intéressent pas l’univers agro-pastoral au même degré. Étant donné que les textes médiévaux renvoient souvent à des sources, on cherchera aussi à estimer la place de l’observation et son fonctionnement. Peut-on avoir accès, au moins en partie, aux savoirs des paysans du Moyen Age en matière de météorologie ? La question implique aussi de savoir si l’on peut prendre en considération les réalités locales. L’enquête devra naviguer entre science, croyance et transmission.
Jean-Pierre Devroey (Université libre de Bruxelles. Académie royale de Belgique) : Le grêlon, le cultivateur et l’historien. Réflexions sur les imaginaires subalternes des intempéries
Pourquoi la grêle tombe-t-elle ici et pas ailleurs ? Qu’a-t-on fait au ciel pour que gronde le tonnerre ? Le paysan, qui voit son champ ravagé et rendu impossible à récolter par la verse, le vigneron dont la vigne est brûlée par le gel ou hachée par la grêle, appartiennent aux sans-voix. L’historien est confronté à des témoins disparus et aux biais d’une documentation presque uniformément produite par les élites, et singulièrement par les clercs. En l’absence d’égo documents paysans avant le XIXe siècle, De la grêle et du tonnerre. Histoire médiévale des imaginaires paysans (Paris, Seuil, 2024 : Prix Augustin Thierry 2025 décerné par l’Académie française) met en œuvre les méthodes de la microstoria pour tenter de rendre la parole aux sans-voix. Dans un monde dominé culturellement et socialement par le christianisme, peut-on aller au-delà de l’acculturation pour mettre à jour des perceptions et des représentations propres et mesurer comment les paysans ont donné sens aux intempéries comme la grêle, imprévisible, locale et potentiellement dévastatrices pour les fruits. L’enquête prend pour point de départ et comme levier d’enquête le traité de l’évêque Agobard de Lyon rédigé dans les années 810, pour ensuite se tourner vers la longue durée des témoignages jusqu’au XIXe siècle.
Informations complémentaires
Sur inscription : https://www.billetweb.fr/multi_event.php?multi=4357&color=217191&event_id=1291452